
On le savait menacé par la démographie métastasique de l’humanité, qui a conduit à l’édification du gigantesque barrage des Trois-Gorges sur son fleuve, l’immense Yang-Tsé-Kiang. Mais on espérait un petit répit, un sursaut, qui aurait conduit les autorités chinoises à tout faire pour sauver cet emblématique animal. En vain. Le dauphin de Chine, ou Baiji (son nom vernaculaire, qui n’aura guère eu le temps d’imprégner l’esprit des occidentaux) a officiellement été déclaré éteint en décembre 2006.
Mentionnée par de nombreux sites spécialisés, cette consternante nouvelle n’a guère été reprise -voire pas du tout- par les grands médias, ni par les agences de presse, à croire qu’il s’agissait de la disparition d’une vague espèce de moustique comme la Terre en compte par milliers. Pourtant, le baiji n’est pas -ou plutôt, n’était pas- un animal « comme les autres ».
En tant que mammifère, qui plus est de grande taille, il fait déjà partie d’une petite élite animale qui le classe automatiquement parmi les richesses primordiales du patrimoine de cette Terre. Qui plus est, le baiji, dont le nom scientifique est Lipotes vexillifer, était le seul membre du genre Lipotes. Lipotes était l’un des quelques genres de dauphins à avoir abandonné le milieu marin pour remonter les fleuves, à l’instar de l’inia (ou boutou) sud-américain ou du plataniste (ou susu) indien. Hantant des eaux boueuses à la visibilité quasi nulle, tous ces dauphins d’eau douce ont petit à petit perdu l’usage de leurs yeux, au profit d’un autre sens très développé chez les cétacés : l’écholocation. L’écholocation est le mécanisme de sonar qui permet de repérer les obstacles et les proies lorsque la lumière n’est plus exploitable, par exemple dans l’obscurité pour les chauves-souris ou dans une eau trouble pour les dauphins, voire, d’une certaine façon, pour les poissons électriques. Au moins l’un de ces cétacés dulçaquicole, le boutou, a également développé le sens du toucher en utilisant largement ses « nageoires pectorales » (correspondant à nos bras), ce qui lui donne une nage sur le flanc tout à fait caractéristique.
La disparition de Lipotes vexillifer est encore plus inacceptable lorsqu’on considère le battage médiatique et la sympathie que suscite un autre animal emblématique chinois hautement menacé, le grand panda. Les moyens déployés pour la sauvegarde de ce dernier, s’ils sont amplement justifiés, contrastent violemment avec l’indifférence réservée au sort du dauphin de Chine, alors que d’un point de vue zoologique, Lipotes est à peine moins important, si ce n’est aussi important, qu’Ailuropoda (le grand panda). Déjà disparu, Lipotes n’a livré que bien peu de ses secrets, et notamment reste énigmatique quant à ses liens de parenté avec les autres dauphins. Est-il réellement un cousin du boutou de l’Amazone, avec lequel il est parfois classé (dans la famille des iniidés) ? Ou du susu du Gange (platanistidés) ? Ou, plus vraisemblablement, doit-il ses particularités à une évolution indépendante, qui a conduit à l’une des innombrables convergences évolutives dont la nature est coutumière ? Car s’il était apparenté au boutou amazonien, il faudrait imaginer qu’il ait migré depuis l’Amérique du Sud jusqu’à la Chine (hautement improbable), ou que leur ancêtre commun marin possédait déjà les caractéristiques propres qui les rend si bien adaptés au milieu fluviatile (à peine moins improbable). Quoi qu’il en soit, les analyses moléculaires confirment pour l’heure une divergence d’avec les autres cétacés à dents qui se serait produite il y a au moins 25 millions d’années.
L’origine fluviatile du baiji aurait dû inciter davantage à sa conservation dans des delphinariums, puisqu’il s’agit d’un milieu moins stable que le milieu marin, et qu’on aurait pu supposer que le baiji aurait mieux supporté la captivité que ses cousins du grand large. Mais la culture du delphinarium ne s’est sans doute pas assez vite développée en Asie, et les rares tentatives en ce sens, survenues ces deux dernières décennies, soit bien trop tard, ont toutes tourné court en quelques années.
Tout ce que l’on peut espérer à présent, c’est que d’éventuels tissus conservés dans le froid de cet animal permette un jour de le ressusciter, sans qu’il soit pour cela nécessaire de faire appel à des chimères biologiques telles que celles qu’on s’efforce de faire pour le mammouth. D’autant que contrairement au mammouth qui est très proche de l’éléphant indien, le baiji n’a pas de proche parent vivant, qui puisse servir de réceptacle évident à son génome. Et il ne faudra pas non plus compter sur le marsouin de Cuvier (Neophocaena phocaenoides) pour cela, cet animal appartenant à une famille distincte (phocénidés) et des baijis, et des dauphins (delphinidés). Sans compter que les jours de ce marsouin sont également comptés, sa population ayant chuté pratiquement aussi vite que celle du baiji.
Le dauphin de Chine est le premier grand mammifère à s’éteindre depuis une cinquantaine d’années. Qui sera le prochain de la liste ? Entre les autres cétacés d’eau douce (ou même marins), les rhinocéros (en particulier celui de Sumatra), le kouprey (un bœuf cambodgien), ou, plus près de nous, le phoque moine de la Méditerranée ou le lynx ibérique, ce ne sont pas les raisons de broyer du noir qui manquent.
source : www.agoravox.fr