j'en profite pour mettre la note que j'avais rédigé à la fac sur un livre dont je t'ai parlé "linvention du foetus"
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L’invention du fœtus, Barbara Duden, Descartes et Cie, 1996
" Dans le présent livre, il s’agit d’un aspect spécifique du corps ; il ne s’agit ni du cœur ni du sang de la femme, mais d’un état : la grossesse. Je veux comprendre comment mon amie Joanne en est arrivée à " faire la connaissance " de son fœtus et à lui parler. Le fœtus que perçoit Joanne n’a rien à voir avec l’enfant caché du commentaire sépharade de la Genèse. L’objet de ce livre n’est autre que l’incommensurabilité et l’hétérogénéité de ces façons de percevoir l’enfant à naître. "
B. Duden
La technologie Il n’y a pas si longtemps, l’enfant à naître faisait partie des êtres cachés, au même titre que les anges ou les esprits. De la même manière que ces invisibles influaient directement sur le quotidien, le fœtus jouait un rôle dans la société. Mais maintenant, avec l’apparition du stéthoscope qui permit, par hasard, d’entendre les battements du cœur d’un fœtus, avec l’échographie qui changea le son en image et les nouvelles techniques photographiques, notre œil perçoit l’invisible et les limites de notre corps se dissolvent.
Pour illustrer l’influence des technologies sur notre regard, pensons aux images d’acariens, invisibles pendant des millénaires et exposés à tous nos regards depuis quelques décennies : dès lors, comment percevoir de la même manière notre literie et les coins poussiéreux ?
La vision est un art qui s’apprend, et dire " je vois " suppose un objet regardé. Or, l’objet fœtus ne peut être vu qu’au moyen d’une technique de pointe (suite à des avortements, provoqués ou spontanés, ou après des autopsies). L’évolution de la technique a permis le " mélange déraisonnable des domaines ", c'est-à-dire que nous utilisons la biologie pour comprendre notre vie personnelle ou que la religion se sert de la science pour justifier ses théories, qui n’ont rien de scientifique. Cela permet de considérer quelque chose d’invisible comme autrui, de chercher autrui dans le ventre de quelqu’un d’autre.
Pour comprendre cette évolution qui a profondément modifié notre regard et la perception que nous avons de nous même, nous allons retracer les grandes lignes de l’évolution de l’anatomie, de la représentation du corps humain.
A l’époque d’
Hildegarde von Bingen (mystique bénédictine, 1098-1179), le dessin d’un fœtus est une représentation synthétique, un idéogramme pour désigner ce qui se cache au plus profond de la femme et qui est invisible. Hildegarde von Bingen " traite par le mot et l’image des corrélations entre des choses invisibles ". Le dessin est une " illumination " et non une " illustration ", c'est-à-dire que ce qui est montré de l’intérieur du corps n’est pas une copie de la réalité, mais un symbole.
Le premier à avoir rendu notre peau transparente fut
Léonard de Vinci (1452-1519). Il comprit en effet que le dessin peut permettre de mieux comprendre un texte complexe et long. Mais il sait également qu’il ne dessine pas ce qu’il voit mais qu’il dessine pour voir. Ainsi, il devra faire de nombreuses dissections d’un organe précis avant de pouvoir le représenter. Son œuvre est une exception, car il faudra attendre encore longtemps avant que l’idée d’un texte explicatif et non décoratif ne s’impose.
L’histoire de l’anatomie après
Vésale (1514-1564) permet de retracer les étapes qui ont conduit à la vision actuelle de la matrice dans une réalité de verre. Avec Fabrice d’Acquapendente (1537-1619), nous retrouvons la matrice bicorne de l’antiquité et le fœtus représenté sous la forme d’un petit enfant, d’un adulte miniature. Pendant longtemps, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la matrice reste un lieu secret et les médecins voient son contenu avec les yeux de la tradition. A l’époque d’Acquapendente, le médecin et l’artiste se livrent une véritable bataille, car l’anatomiste veut voir ce qu’il sait et pas ce que le dessinateur voit.
Au XVIIIe siècle, " Sömmering est au seuil d’une évolution nouvelle " . L’embryologie est toujours faite de suppositions, mais Sömmering observe réellement un avorton. Même s’il les sélectionne toujours en fonction de critères esthétiques, il ne veut plus l’image d’une forme parfaite. L’idée d’une forme embryonnaire, de stades de développement, en est à ses débuts.
Conséquences des progrès techniques sur le vécu des femmes Nous ne pouvons donc plus concevoir notre corps de la même manière que les femmes du siècle dernier ; notre vision et notre perception ne sont plus les mêmes. Pour illustrer ceci, prenons l’expression " fausse couche ". Lorsqu’une femme avortait, spontanément ou volontairement, elle faisait une fausse couche, au sens littéral, c'est-à-dire une " fausse grossesse ". Si un enfant ne venait pas au monde, que la grossesse se soldait par une effusion de sang et non par un accouchement, c’est que la femme n’attendait pas d’enfant – insistons sur le verbe " attendre " qui signifie bien que l’enfant n’existe pas encore, mais est attendu, " espéré " en allemand. Jusqu’à la naissance –ou jusqu’au premier mouvement ressenti par la femme, qui faisait d’elle une femme enceinte-, il y a un doute, ce qui pouvait faire dire " finalement, ce n’était rien ". De la même manière, une femme qui n’avait pas ses règles n’était pas pour autant enceinte, elle avait un retard de règles, une rétention de flux et prenait de quoi le remettre en marche. Au contraire, de nos jours, une femme peut savoir avec exactitude qu’elle est enceinte : les tests de grossesse, simple reflet d’un changement chimique, ne lui laissent pas de doute. Il n’y a aucun échappatoire, et un avortement spontané de quinze jours, qui serait passé inaperçu il y a quelques décennies, peut être vécu douloureusement. C’est donc tout un rapport à son corps, à ce qu’il peut contenir, qui est bouleversé : hier, une femme sentait qu’elle était enceinte, alors qu’aujourd’hui elle le voit.
Deux exemples peuvent y illustrer ce changement de perspective : tout d’abord les photos de Nilsson sont des " procédés consistant à collecter des données électroniques sur une chose invisible, afin d’en élaborer une représentation qui prétend donner de cet objet insaisissable une image fascinante et convaincante ".
avant
après...
Cela produit du " concret déplacé ", comme les tableaux démographiques qui donnent l’aspect d’une réalité visible à du conceptuel. Ainsi, une Mexicaine qui devait assister à une consultation de génétique à New York, où elle venait d’arriver, se voit obligée de regarder des courbes où la conseillère lui situe son fœtus. Cette femme, Maria, n’étant plus très jeune, ce fœtus se situe à la limite de la courbe de danger. Mais cela ne signifiait rien pour Maria. Trisomie, eugénisme… cela n’a même pas d’équivalent dans sa langue et sa culture. Cependant, comment savoir l’impact que cette image aura sur elle ? Cela ne modifiera-t-il pas le vécu de sa grossesse de voir son fœtus représenté par un point rouge sur une courbe ?
De la même manière, Joanne, une Américaine, a été fortement marquée par l’échographie qui, de simple moyen de surveillance, est devenu un instrument qui influence sa vie personnelle. Alors qu’elle est dans une situation précaire (célibataire, elle vit dans une caravane avec un enfant), elle décide de poursuivre sa grossesse car elle a vu battre le cœur du fœtus à l’échographie. Elle ne peut plus renoncer à ce qui est devenu son bébé. Son amie Carol, une juive croyante, la corrige et lui fait remarquer que son fœtus était là avant qu’elle ne puisse le voir, car il est la " vie ". Joanne se vit donc comme le système d’implantation d’un autre être humain, ce qui la fait arrêter de fumer pour le bien de ce qu’elle a vu à l’échographie, et Carol insiste pour qu’on ne respecte pas un futur être humain, mais la " vie ".
Nous avons donc progressivement glissé vers une perception différente de notre corps ; notre œil perçoit l’invisible, les lignes d’horizons ont été brisées. De l’être humain transparent, nous sommes passés à l’étude du corps comme système, l’utérus est devenu " le champ systémique d’implantation potentiel d’un système immunitaire ". Les femmes sont dépossédées de leur corps, elles sont devenues une éprouvette en charge d’une vie, cette " vie " dont parle Carol. Ce mot " vie ", vide de sens mais riche d’un impact psychologique, mérite que nous nous intéressions à lui.
La vieLe sacré est un objet dans lequel un élément transcendant devient perceptible à nos sens, il marque le seuil de l’au-delà, il en est l’antichambre. Ce n’est pas le fœtus en tant que petit être humain qui est révélé, mais le fœtus en tant que vie. Cette vie – omniprésente dans le discours religieux mais aussi laïque – est devenu un " sacrum " de notre temps, c'est-à-dire un objet sacré. Le fœtus est aujourd’hui une idole, il représente la garantie de la perpétuation du processus de vie, de la même manière que le globe bleu de la terre représente la garantie de la perpétuation de tout le système. L’idée de survie plus que l’idée de vie est donc attachée au fœtus. Remarquons également que le fœtus est le premier " sacrum " invisible, ce qui nécessite sa perpétuelle exposition (pour s’en convaincre, il suffit d’observer la propagande des anti-avortement).
Mais que signifie ce mot vie qui est sacralisé, au même titre que le globe terrestre ? Notons qu’il s’agit ici de vie humaine, et pas de celle des autres espèces. C’est pour cela que, par exemple, les embryons humains seront longtemps déformés dans l’imaginaire des médecins, alors que les croquis des autres formes embryonnaires ont toujours été proches de la réalité. Ce simple fait démontre bien que le mot vie ne désigne pas une réalité biologique, mais un concept. En effet, le mot vie est employé " pour dénommer une forme biologique spécifique d’existence matérielle " depuis peu de temps. Dans notre civilisation occidentale, ce mot est d’origine religieuse. Il a été défini dans les langues européennes par une scène de l’Evangile selon Saint-Jean où Jésus dit à Marc : " Je suis la vie. " Le mot vie a donc signifié pendant deux millénaires " avoir part à l’existence du Christ ", par opposition à la simple existence humaine. " Dans ce sens – et uniquement dans ce sens- (…) la vie est sacrée et le sacré est la vie. " De la même manière, " chez Aristote, il n’y a pas de noirceur, mais uniquement des objets noirs, il n’y a pas de vie, mais une connaissance exhaustive des êtres vivants ".
Nous passons à une nouvelle étape avec Lamarck qui " postule l’existence d’une vie qui rend les être vivants différents de la matière anorganique, non pas par leur structure visible, mais par leur organisation ".
Pourquoi la vie est-elle devenue sacrée ? Comment ? Ces questions peuvent sembler inopportunes tant les religions veulent faire croire qu’elles ont toujours révéré la vie. Mais ce n’est pas le cas. En effet, alors que l’Eglise catholique tente de faire croire qu’elle protège la vie depuis toujours, elle ne le fait en réalité que depuis un siècle. Cette méthode, qui consiste à oublier la genèse d’une idée, permet de faire passer pour " naturel " une construction historique et sociale, lui conférant une légitimité qui rend sacrilège (littéralement) toute remise en question. Aucune instance (juridique, politique ou religieuse) ne s’est intéressée à la vie avec autant d’intérêt qu’aujourd’hui. Avançons l’hypothèse suivante pour l’expliquer : la nature est la " nascitura ", la matrice de la femme enceinte, productrice d’êtres animés ou non. Pendant l’ère chrétienne, la nature n’existe plus par rapport à elle-même, mais par rapport à une divinité créatrice. Dans la pensée moderne, la divinité créatrice est extraite de la nature, chaque être existant par rapport à nous-même. Face à l’exigence de devoir exister par soi-même, la vie remplit ce vide.
Le fœtus a donc été transformé en symbole de vie, en une représentation de notre survie, et sa nécessaire exhibition par ses adorateurs l’a transformé en objet public, bouleversant l’expérience de la grossesse. Nous sommes passés d’un fœtus invisible à un fœtus exhibé, et parallèlement du sujet au citoyen, puis récemment du citoyen à une vie. Ce que nous prenons pour des certitudes ne sont que des concepts propres à notre époque.