Le Monde : article sur la mise en cause des corridas
(article publié en page 2, sur la page où il y a les éditoriaux).
LE MONDE - EDITION DU MERCREDI 12 SEPTEMBRE 2007 - PAGE 2
Coups de corne contre la tauromachie
Dans vingt ans, des hommes en habit de lumière combattront-ils encore, dans
des arènes ensoleillées, d'énormes toros noirs voués à mourir dans
l'après-midi ? Pour la première fois, le monument tauromachique semble
atteint par les coups de boutoir de ses opposants.
L'opposition à la corrida est restée jusqu'à maintenant plutôt marginale,
comparée à son succès public, qui ne se dément pas des deux côtés des
Pyrénées. Mais la contestation gagne jusqu'à l'Espagne.
L'année 2007 a même marqué la fin d'une époque, avec l'abandon, par la
télévision publique TVE, de la retransmission en direct des plus grands
événements taurins. Au niveau de l'Union européenne, plusieurs eurodéputés
ont demandé en février l'interdiction de la corrida. En France, la
polémique, qui rebondit chaque été, a pris plus d'ampleur que d'habitude,
avec le refus par le Bureau de vérification de la publicité (BVP) d'un spot
anti-corrida.
Le président de la République, lui-même aficionado, a été saisi par la
patineuse Surya Bonaly, qui a rejoint les rangs des anti-corrida et lui a
demandé par lettre leur interdiction aux enfants de moins de 15 ans. Nicolas
Sarkozy a décidé que le sujet serait au menu du "Grenelle de l'environnement
" prévu en octobre. Immédiatement, en tant que maire (UMP) de Nîmes, "
première ville taurine de France ", Jean-Paul Fournier a écrit au président
pour demander d'être invité, avec " l'ensemble des acteurs du secteur de la
tauromachie ". Au passage, l'élu fustige " la caricature odieuse (...) faite
par quelques abolitionnistes ", adeptes du " politiquement correct et de la
pensée moralisatrice les plus rétrogrades ".
Un peu comme la chasse à courre du cerf, la tauromachie est une fête de
musiques et de couleurs, qui a le tort de se terminer dans le sang d'un
animal. En 1965, Jean Ferrat avait consacré à la corrida une chanson, Les
Belles Etrangères. Ses paroles soulignaient que " dans les abattoirs où l'on
traîne les boeufs, la mort ne vaut guère mieux qu'aux arènes le soir ". Cela
reste l'un des arguments des amateurs de tauromachie.
Les anti-corrida y sont d'autant plus insensibles qu'ils mettent en cause
autant, voire plus, les souffrances qui la précèdent que la mise à mort de
l'animal elle-même. Pourtant, en traitant les amateurs de la corrida de "
sadiques " assoiffés de sang, ses adversaires desservent une cause qui
serait mieux soutenue avec moins d'agressivité. Les jeux dangereux avec les
toros font partie depuis des siècles de la vie de l'Espagne et, même si la
tradition est plus récente, d'une partie de la France méridionale. La
tauromachie est une culture, avec ses milliers d'érudits passionnés, ses
centaines de livres. Il y a quelque chose d'absurde à considérer comme des
barbares jouissant de la souffrance des animaux Picasso, Ernest Hemingway ou
Jean Cocteau, pour ne citer qu'eux.
Il est tout aussi vain de nier la vérité du combat d'un homme qui joue sa
vie devant une paire de cornes acérées, même si elles ont parfois été
afeitadas (rasées, en fait limées de quelques millimètres, puis retaillées
en pointe). Il est encore faux de nier l'émotion esthétique qui peut se
dégager de la corrida. D'autant que l'un de ses purs instants de beauté est
le début du toreo de cape, quand le matador, lui-même figé, les pieds au
sol, reçoit dans l'étoffe rose et jaune de sa cape les quelque 600 kg de
muscles, de hargne et de cornes qui viennent de jaillir du toril, et n'ont
encore connu ni le fer de la pique ni les banderilles.
La tauromachie est aussi un secteur économique qui, de l'Andalousie à la
Castille, et même dans le sud de la France, occupe des hommes et d'immenses
territoires. Au passage, avec sa disparition, la biodiversité risquerait de
perdre l'un de ses très anciens représentants. Que faire alors du toro de
combat espagnol, né, élevé, sélectionné depuis des siècles pour l'arène ?
L'un des arguments de la plaidoirie des amateurs est d'ailleurs que la
fureur de cet animal de combat, face aux hommes qui le narguent, lui fait
oublier la souffrance. Les défenseurs de la corrida font aussi observer que
l'animal mène une existence de rêve, sans contrainte et sans connaître la
main de l'homme, pendant presque toute sa vie, jusqu'au jour du départ pour
l'arène, et l'ultime quart d'heure.
STATUT DE L'ANIMAL
La force de l'art taurin vient de sa double nature : à la fois exaltation
spectaculaire du toro bravo, et reproduction à l'infini de l'affrontement de
l'homme contre l'animal sauvage, avec tous les symboles qu'il véhicule. Cela
ne peut pas faire oublier que c'est bien la vue du sang coulant à gros
bouillons, les mugissements de détresse, plus que de défi, du toro épuisé,
les scènes finales souvent proches de la boucherie, qui rendent malades
certains spectateurs de hasard et leur font détester la corrida, voire les
révoltent.
Qu'on le veuille ou non, le statut de l'animal a changé avec la civilisation
urbaine. De gibier ou d'instrument de travail, il est devenu un sujet, digne
d'être protégé. Dans nos sociétés de plus en plus dures et violentes,
certains voient même dans l'animal sauvage, fût-il prédateur et brutal, le
dernier refuge de l'innocence, qu'on ne saurait laisser massacrer. Cette
évolution influence forcément le regard porté sur la corrida.
Les raisonnements de ses défenseurs semblent aujourd'hui un peu décalés, par
rapport à la sensibilité nouvelle de l'opinion. Jusque dans les années 1920,
des dizaines de chevaux se faisaient étriper dans les arènes, pendant la
saison taurine, sans susciter d'émotion particulière. Puis ces pratiques ont
paru insupportables et les chevaux ont été protégés. Aujourd'hui, c'est vers
l'animal "combattant " que se tourne l'attention.
Dans le champ politique français, les opposants à la corrida ne représentent
pas encore une force électorale, mais les défenseurs des animaux ont le vent
en poupe. A l'inverse, dans les régions de tradition taurine, l'influence
des amateurs de tauromachie est réelle, tout comme les enjeux économiques
locaux. De façon générale, le goût ou la détestation de la corrida
transcendent les clivages politiques.
Tout cela contribue à expliquer qu'en dehors des Verts (contre) ou du FN
(pour), la plupart des partis politiques n'aient pas, jusqu'à maintenant,
pris de position tranchée.
En mars, interrogé par les adversaires de la tauromachie réunis dans
l'Alliance anti-corrida, le candidat Nicolas Sarkozy, tout en refusant d'"
opposer une partie de la communauté nationale à l'autre ", écrivait que " la
pratique et la promotion des corridas seront amenées à évoluer ". Il allait
jusqu'à évoquer des " ferias sans corridas "
comme une " possible voie ". Le président tiendra-t-il, là aussi, les
promesses du candidat ?
Jean-Louis Andreani
Source