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Qu’est-ce qu’on est bêtes!Où en sommes-nous de notre relation avec les bêtes ? Ethologues et philosophes nous rappellent que les rapports entre hommes et animaux détermineront la survie des espèces. Une exposition et notre hors-série font le point sur ce lien indéfectible.
Que vous soyez berger, chasseur de papillons, dompteur, vétérinaire, philosophe ou rien de tout cela, juste un urbain moyen, propriétaire d’un compagnon à quatre pattes et parent de bambins à deux pieds qu’il faut bercer de contes peuplés de méchants loups et de gentils lapins (ou le contraire), les animaux vous concernent et vous ne savez pas pourquoi. Depuis la nuit des temps, les hommes ont la tête pleine de bêtes… Il semblerait pourtant qu’entre elles et nous les choses aient changé ces dernières années. On se soucie d’elles (de leur bien-être, de leur souffrance, de leurs droits), on se fait du souci pour elles (protection des espèces menacées…), leur sort parfois nous renvoie au nôtre (ces vaches malades, ces brebis clonées, ces poulets en batterie…), et la science ne cesse de réduire la frontière entre elles et nous. Le hors-série Télérama « Bêtes et Hommes » ainsi que l’exposition sur ce thème actuellement à la Grande Halle de La Villette (1), à Paris, sont une occasion de faire le point : bêtes et hommes, où en sommes-nous de notre relation ?
L’écrivain Jean-Christophe Bailly tracera le chemin. Son dernier livre, Le Versant animal (éd. Bayard), est une méditation vagabonde, contemplative et inquiète, habitée par la crainte d’un monde qui aurait anéanti la multiplicité du vivant. Il y a quelques années, il avait participé à une précieuse entreprise éditée à cinquante exemplaires (!) par Franck Bordas : une Encyclopédie de tous les animaux y compris les minéraux, en quatre tomes, superbement illustrée par le peintre Gilles Aillaud. Nous avons composé avec lui (et quelques autres auteurs du hors-série Télérama « Bêtes et Hommes ») ce « Répertoire inachevé des questions éternelles et modernes sur les animaux y compris les hommes ».
A - Animal-machine
Ce serait la faute à Descartes si nous, Occidentaux, ne voyons l’animal que dans ce qui le différencie de l’homme. L’un du côté de la nature, l’autre de la culture ; l’un, automate complexe mais sans autonomie ni intention, l’autre, capable de conscience de soi, donc de pensée et de langage.
Jean-Christophe Bailly : « Le fameux cogito de Descartes (“Je pense, j’existe” ou “Je pense donc je suis”) est d’une profondeur vertigineuse. Dommage qu’il ne l’ait pas étendu au faucon, par exemple : non pour faire dire au faucon “Je chasse, donc je suis”, mais pour comprendre cette existence tendue par la vue, la trajectoire de sa chasse, tout ce qui construit le rapport du faucon au monde. »
B - Biodiversité
Jean-Christophe Bailly : « Ce mot-là, malgré ses racines, ne dit rien de la multiplicité infinie du vivant. Très vite, ce singulier sonne comme un slogan. Il devient l’équivalent de la citoyenneté : on en parle, on sait que c’est bien, on ne la voit jamais. Et dès que cette diversité se manifeste, on ne la supporte pas : avec la grippe aviaire, on pointe du doigt les oiseaux migrateurs, libres, alors que l’on sait bien que l’épidémie se développe surtout à cause des conditions absurdes de l’élevage. Mais, tout d’un coup, on se dit que ce serait mieux si tous les animaux portaient le même uniforme, étaient vaccinés et ne se baladaient pas n’importe où. La biodiversité, est-ce qu’on veut vraiment la préserver ? Des centaines d’hectares de vignoble en Californie où ne vit plus un seul insecte, est-ce qu’on se figure ce que cela veut dire ? Une planète entièrement réglée pour la productivité et qui, en même temps, réduit ses capacités à nourrir les hommes eux-mêmes. »
C - Co-présence
Jean-Christophe Bailly : « Je suis ému par les côtoiements furtifs et inattendus avec les animaux en liberté. Ces occasions sont rares parce que, la plupart du temps, ils s’enfuient à notre arrivée – “Nature toujours se cache”, disait Plutarque. Ce sont des moments très ordinaires qui n’ont pas de mots pour se dire ni d’images pour se représenter. Ainsi lorsque je tiens dans ma main un oiseau : que se passe-t-il dans ce rapport entre ces deux corps, un grand de 80 kilos et un autre de quelques dizaines de grammes ? Ils ont si peu en commun, et pourtant, qu’est-ce qui fait que nous soyons tous les deux des vivants ? Les relations à l’animal sont le modèle même de la relation à l’autre. Georges Bataille avait raison de voir dans les peintures rupestres de Lascaux l’image d’une intimité perdue entre hommes et bêtes : bisons, aurochs, chevaux y sont représentés pour eux-mêmes, comme les grands “autres” et les premiers comparses de l’homme, même s’ils les combattaient. Aucune relation de ce type ne lie des producteurs industriels à leurs poulets. »
D E - Elevage
La division entre sauvage et domestique a institué entre l’homme et la bête « une relation continue et serviable » sur des espaces partagés, « à partir desquels la civilisation a pu se déverser ». C’est une histoire de douceur et de violence que cette existence « sous la main de l’homme ». Mais un seuil de violence plus grand a été franchi par l’élevage industriel où l’animal, réduit à un produit, disparaît dès sa naissance du monde des vivants. Littéralement, il ne voit jamais le jour : « Lorsque l’animal est exclu du paysage, l’équilibre est rompu » (Jean-Christophe Bailly).
F G - Grands singes
Pascal Picq, paléoanthropologue : « La chimie moléculaire a établi que les chimpanzés avaient 98,5 % d’ADN commun avec les humains, ce qui met à mal une vision tenace de l’évolution selon laquelle les grands singes seraient des branches avortées, en quelque sorte des ancêtres restés bloqués à un stade préhumain. Mais non : les chimpanzés, gorilles, ourang-outans sont nos contemporains, aussi évolués que nous. »
H - Homme (propre de l’)
« Chaque fois qu’on essaie de fixer la limite à un ensemble de qualités qui seraient propres à l’homme, il se trouve un chercheur pour affirmer : “J’ai quelques bêtes qui sont capables de la même chose.” Chaque déplacement de la frontière nous remet au travail… » (Vinciane Despret, philosophe). Ou alors, admettons, avec la philosophe Elisabeth de Fontenay : « Oui, il y a un propre de l’homme, mais personne ne peut dire ce qu’il est. Dès qu’on le définit, on en exclut aussi des hommes. Donc je “veille” sur le propre de l’homme, mais en m’en tenant strictement à son indétermination. » Si cela ne suffit pas à calmer l’angoisse, on lira avec profit La Fin de l’exception humaine (éd. Gallimard), où le philosophe Jean-Marie Schaeffer remet en cause la séparation radicale homme/animal, culture/nature. On peut enfin s’affranchir de la question avec le philosophe Dominique Lestel : « Il s’agit de penser l’humain comme un animal “particulier” et non comme un animal “spécial”. Mon hypothèse est que l’homme est devenu humain à travers ses agencements avec l’animal, en inventant des façons de vivre en commun, pas en se séparant de lui. »
I - Individu
Voir en chaque animal son être avant l’espèce qu’il est censé représenter, c’est l’une des avancées majeures réalisées par les éthologues depuis les années 60. Dans la foulée des travaux pionniers de Jane Goodall, qui a vécu plusieurs années avec les chimpanzés à Gombe (Tanzanie) jusqu’à les connaître chacun par leur nom, ainsi que, philosophiquement, dans le sillage du zoologue estonien Jacob von Uexküll (1864-1944) pour qui tout animal, même une bactérie, est un sujet car il interprète le monde dans lequel il vit. C’est par cette individualisation des animaux, dans les récits des éthologues ou les films qu’ils ont inspirés, que le grand public s’est passionné pour la sauvegarde de l’ours, du chimpanzé, du manchot, des oiseaux migrateurs…
J - Je t’aime…
Jean-Christophe Bailly : « Avouer un intérêt pour le monde animal, ou une affection pour tel animal en particulier, provoque souvent une gêne dans la conversation, comme si vous aviez révélé un pan honteux de votre sexualité ! Pourtant, qui peut nier, dans la longue histoire de notre vie commune, la complexité de nos sentiments à l’égard des bêtes – et réciproquement ? A commencer par la peur, peut-être l’affect principal qui motive les réactions de part et d’autre. Voyez la rapidité avec laquelle, aujourd’hui comme hier, il nous faut créer des “bêtes”, des nuisibles, contaminateurs d’épidémies, prédateurs, tueurs : oiseaux migrateurs, vaches, vautours, ours… »
K L - Langage
(voir « Homme ») Même si des éthologues ont réussi à faire parler un chimpanzé, on s’accordera pour dire qu’aux bêtes il manque la parole… et on ne sera pas plus avancé. Que chaque animal communique – par un ensemble de signes qui forment un langage – au sein de son groupe et avec les autres espèces qu’il côtoie, cela ne fait plus guère de doute. Mais s’il est une spécificité humaine, ce serait davantage, pour le philosophe Dominique Lestel, le besoin de la parure. Piercing et tatouage, ces travers typiques de notre progéniture adolescente, ne seraient pas des rites barbares mais bien l’expression la plus achevée de l’humanité. Un singe se reconnaît dans un miroir, nettoie sur son front (et non sur son reflet) une tache qu’on y a faite pendant son sommeil, mais on ne l’a jamais vu se refaire une beauté !
M N - Nommer
Jean-Christophe Bailly : « C’est bouleversant que l’homme ait eu la patience et la passion de nommer tous ces êtres qui nagent, broutent, courent, volent, rugissent, blatèrent, barissent, glatissent, cacardent, pituitent… Plongeon arctique, grèbe castagneux, grèbe esclavon, aigrette garzette, bihoreau gris, tadorne de Belon, sarcelle d’été, fuligule milouin, eider à duvet, garrot à œil d’or… Egrener ces noms d’oiseaux d’eau douce d’Europe du Nord, c’est dessiner très finement un paysage. C’est toute la diversité qui se donne à entendre. »
O - Ours
Quelle carrière ! On lui aura décidément fait jouer tous les rôles. L’historien Michel Pastoureau raconte l’épopée de ce « roi déchu » (L’Ours, éd. du Seuil), qui fut tour à tour prince de la création, instrument du diable, montré dans les foires, pour finir en peluche dans les berceaux. Et ça continue dans les Pyrénées où se joue autour de lui une double bataille pour la survie, celle des animaux sauvages et celle d’un pastoralisme raisonné. La cohabitation entre hommes et bêtes est désormais affaire de politique, de négociation où chacun doit jouer sa partition. Et pas seulement dans la vallée d’Ossau. Bruno Latour, philosophe : « Imaginez par exemple la tâche écrasante qui incomba à l’ancien directeur des parcs naturels au Kenya : il a dû composer simultanément avec les gazelles, les vaches des éleveurs Massaï, voisins du parc, qui réclamaient un intéressement aux bénéfices et de l’eau pour leur bétail, les touristes japonais qui ne voulaient pas voir de vaches dans une nature “vierge” mais seulement des lions ; ils ne savaient pas que ceux-ci ont besoin de l’herbe haute que les éléphants, trop nombreux, avaient fait disparaître. Or, au nom de la protection de la nature, des politiciens avaient voulu réprimer les braconniers qui vendent l’ivoire à ces mêmes Japonais. »
P - Pensée
Jean-Christophe Bailly : « Nous partageons une pensée avec les animaux, qui n’est pas la pensée rationnelle, crispée sur ses résultats, seule forme que nous reconnaissons en Occident. Celle du Penseur de Rodin : la pensée comme effort, tension, angoisse, suprématie de l’homme du progrès. Tout autre est la représentation de la pensée, à la même époque, dans les magnifiques tableaux de Seurat. Chez lui, les personnages sont détendus, attentifs et rêveurs. C’est la pensée quand on ne pense à rien, qu’on laisse filer, qui est proche de ce qu’on appelle la distraction : on dira d’un élève qu’il est distrait parce que justement, il regarde les mouches voler, ou le merle qui chante dans le marronnier de la cour. Il y a pourtant là de la pensée qui circule. C’est cette pensivité que je reconnais dans le regard des animaux sur nous ou sur le monde. »
R - Regard
Jean-Christophe Bailly : « Fondamentalement, l’animal est cet être qui, comme nous, regarde le monde… et nous regarde. Aucune plante, aucun paysage, aussi splendide soit-il, ne peut dans la nature faire ce que peut n’importe quel animal : nous voir et nous faire comprendre que nous sommes vus. »
S - Sauvage
Jean-Christophe Bailly : « Bientôt, les animaux sauvages ne pourront plus être que tolérés, ils seront eux aussi, comme les domestiques, “sous la main de l’homme” dans des espaces protégés mais de plus en plus restreints. Qu’un animal puisse y surgir était une façon de rappeler à l’homme que la nature ne lui appartient pas. Un monde où l’animal ne risque plus de surgir est un monde terrible. »
T - Tigre
Tandis que le grand fauve a presque disparu, y compris des « tiger reserves » en Inde, « la Chine a commencé d’élever industriellement des tigres en batterie (5 000 aujourd’hui, 100 000 prévus en 2020 !) pour en vendre les “produits” à bas prix et tarir le braconnage » (Armand Farracchi, écrivain).
UV - Viande
Faut-il, pour faire cesser le massacre de la production industrielle, renoncer à la consommation de viande, d’œufs, de lait ? Jocelyne Porcher, éleveuse et chercheuse à l’Inra : « Les associations supposées amies des bêtes, en défendant par ce refus leur “libération”, se trompent de combat. Les industriels des biotechnologies agro-alimentaires proposent eux-mêmes à moyen terme de se passer des animaux pour produire de la matière animale : du porc sans porc ou du poisson sans poisson par cultures cellulaires. » Cet objectif satisferait étrangement les militants de la cause animale… en provoquant l’extinction progressive des espèces domestiques, veaux, vaches, cochons… Mieux vaut donc manger de la viande en se battant pour que les animaux d’élevage aient des conditions de vie décentes.
W X Y - Ysengrin
Bête, cruel et rancunier, voici le loup Ysengrin face au goupil dans Le Roman de Renart (XIIe siècle). Au grand méchant loup, désormais espèce protégée, a succédé le gentil Loulou, de Grégoire Solotareff. Mais qu’il revienne, tout seul, à pattes, à travers les Apennins jusqu’aux Alpes françaises, et à nouveau l’on crie au loup ! Son retour dans le Mercantour est typique des nouveaux contacts entre civilisation et monde sauvage. Les villes s’étendant toujours plus loin, les frontières deviennent poreuses : en Inde, ce sont les bidonvilles, repoussés jusqu’à la lisière des réserves de tigres ; en Europe, ce sont des renards retrouvés dans les cages d’escalier des HLM… ou bien des veaux ou brebis attaqués dans les vallées, non par des loups mais par les chiens des banlieues qui, eux, redeviennent sauvages.
Z - Zoo
Zoo vient du grec zôon, vivant. « C’est tout de même perturbant d’imaginer que les zoos soient devenus les derniers refuges de certaines espèces sauvages disparues » (Pierre Gay, directeur du zoo de Doué-la-Fontaine).
A LIRE
Le Versant animal, de Jean-Christophe Bailly, éd. Bayard. Le Silence des bêtes, d’Elisabeth de Fontenay, éd. Fayard. L’Animal singulier et Les Amis de mes amis, de Dominique Lestel, éd. du Seuil. Lucy et l’obscurantisme, de Pascal Picq, éd. Odile Jacob. Animal que donc je suis, de Jacques Derrida, éd. Galilée, 2006. La Fin de l’exception humaine, de Jean-Marie Schaeffer (éd. Gallimard, parution 20 sept.).
A VOIR
Bêtes et hommes, Grand Halle de la Villette, à Paris, du 12 sept. 2007 au 20 janv. 2008.
Catherine Portevin
(1) Lire critique en page 65
Télérama n° 3009 - 15 Septembre 2007