Foie gras: le lent mea culpa des gaveurs
Le Nouvel Observateur
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Publié le 06-12-2013 à 13h00 - Mis à jour à 17h25
"On est peut-être allé trop loin". Les producteurs de foie gras reconnaissent eux-mêmes que le bien-être animal est longtemps passé au second plan. Mais aujourd'hui, face aux attaques, les choses changent, lentement. (c) Afp
Auch (AFP) - "On est peut-être allé trop loin". Les producteurs de foie gras reconnaissent eux-mêmes que le bien-être animal est longtemps passé au second plan. Mais aujourd'hui, face aux attaques, les choses changent, lentement.
"Dans les années 80, 30 à 35% des foies gras venaient des pays de l'Est. Il fallait améliorer la production pour être plus compétitifs et on est peut-être allé trop loin", explique Marie-Pierre Pé, déléguée générale du Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (Cifog).
C'est de cette époque que datent les cages individuelles décriées aujourd'hui dans lesquelles les animaux sont immobilisés, sans possibilité de se lever ou battre des ailes, pendant les 10 à 15 jours où ils sont gavés.
Face aux campagnes anti-gavage, le Cifog a récemment choisi une nouvelle posture: la transparence. "C'est sûr que le gavage n'est pas très romantique alors on évitait d'en parler. Mais là, on va l'expliquer, de plus en plus".
Rendez-vous est pris dans le Gers. Entre deux visites, Marie-Pierre Pé répond aux sollicitations des autres médias. Car, ironie du sort, cet effort de transparence coïncide avec la première journée mondiale contre le foie gras et des happenings organisés sur les Champs Élysées ainsi que devant des ambassades à l'étranger. Car la France est le premier consommateur et producteur au monde avec 75% de la production mondiale.
L'association L214 Éthique & Animaux, qui pilote la campagne Stop Gavage, le martèle: "quand on sait (comment il est produit), on arrête" d'en manger.
Pas d'anthropomorphisme mais quand même...
A flanc de colline gersoise, Pierre Pérès raconte comment il travaille. Avec son frère jumeau, ils élèvent près de 30.000 canards par an et en gavent 9.000, sur une ligne de gavage de 400 places. Une production considérée comme artisanale.
Eux ne sont pas forcément représentatifs de la majorité des élevages: leurs canards sont gavés dans des parcs où ils peuvent circuler, le gaveur prend sur sa cuisse chacun des animaux pour les nourrir enfonçant une sorte d’entonnoir relié à un tuyau qui décharge la dose de maïs, 250 grammes en début de gavage, 500 grammes à la fin. Les meilleures conditions qu'on puisse trouver.
Mais ce n'est pas toujours le cas. Et s'il y a en France entre 1.000 et 1.500 exploitations artisanales, la plupart (5.000) sont industrielles et servent les grands noms: Euralis (marque Rougié, Montfort), Labeyrie, Delpeyrat.... Ce sont ces dernières que visent surtout les associations de protection des animaux.
L214 montre sur son site des vidéos où les canards ont l'air très éprouvés. "Suite au choc du gavage, l’animal est pris de diarrhées et de halètements", "il développe une maladie appelée stéatose hépatique" et "75% des canards sont enfermés dans des cages de batterie", détaille-t-elle.
A visiter un atelier d'un producteur Euralis, on en ressort groggy et plutôt réceptif à ces allégations. Cet éleveur dispose d'une chaîne de gavage de 1.000 canards. Il s'en occupe tout seul. Grâce au Cifog, il a ouvert ses portes sans rien cacher, sans enjoliver la réalité.
Les animaux sont par trois dans des cages surélevées à hauteur d'homme pour faciliter le travail de l'éleveur. Sous les cages coulent des rivières de fiente, jaunâtres, dont l'odeur âpre, mélangée à celle de la graisse de canard, prend à la gorge.
Dans la première cage, les animaux, blessés, saignent légèrement. Dans une autre, un canard est mort et l'éleveur le ramasse pudiquement.
Et la visite de tout autre type d'élevage industriel ferait le même effet.
Un moment éprouvant pour le visiteur. Mais il faut "distancier le côté émotionnel", plaide Xavier Fernandez, chercheur à l'Inra Toulouse (Institut de la recherche agronomique) et spécialiste des questions de nutrition, digestion.
"Il ne faut pas faire d'anthropomorphisme. Le canard n'est pas constitué comme un humain: son œsophage est élastique, quand le nôtre est constitué de cartilage", enchaîne Marie-Pierre Pé.
Et il faut, selon elle, s'enlever de la tête que le foie est malade. La preuve pour les éleveurs: le gavage est un phénomène réversible et si un producteur tarde à amener un canard à l'abattoir, son foie commence déjà à diminuer.
Evoquant le taux de mortalité en gavage, L214 parle d'une mortalité 10 à 20 fois plus élevée et d'un million d'oiseaux morts chaque année.
Un chiffre impressionnant. Mais, rapporté au nombre de canards élevés (40 millions), ça ne fait "que" 2,5% des effectifs, tempère Marie-Pierre Pé. Lors de la phase d'élevage, la mortalité s'élève à 4%, dont 2% au moins dus aux prédateurs, les canards destinés à faire du foie gras devant être élevés au moins trois mois en plein air.
"C'est le même ordre de grandeur que les autres élevages" équivalents, assure Jean-Luc Angot, chef des services vétérinaires de la Direction générale de l'alimentation (DGAL).
Chez les frères Pérès par exemple, la mortalité est inférieure à 0,5%.
La clé d'un bon gavage pour eux, c'est de préparer l'animal en procédant à un pré-gavage de deux semaines et de respecter la digestion, en palpant l'animal pour vérifier qu'il a bien digéré.
Le bien-être bientôt labellisé
Mais surtout, l'obligation de passer à des cages collectives devrait améliorer les choses. Avant, la plupart des salles de gavage étaient équipées de cage individuelle. A partir du 1er janvier 2016, toutes devront être équipées de cages collectives dans lesquelles l'animal peut interagir avec les autres et déplier ses ailes.
A fin 2013, 45% des éleveurs en seront équipés, selon Jean-Luc Angot. La France a toutefois tardé à mettre en place cette réglementation, que recommande pourtant le Comité permanent de la convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages depuis 1999 !
En outre, le Cifog souhaite désigner un organisme indépendant qui va labelliser les élevages en terme de bien-être animal et de respect de l'environnement.
Comme le prône l'Europe, les chercheurs planchent sur des alternatives au gavage, notamment l'engraissement spontané, mais les travaux n'ont rien donné pour l'instant et le foie gras reste lié juridiquement au gavage comme le précise l'article L654-27-1 du Code rural.
Reste le débat de fond, "la vraie question qu'on doit se poser, éventuellement, est: est-ce qu'on veut ou pas élever des animaux pour les consommer ?", relève le chercheur de l'Inra. L214 plaide pour un monde sans viande, où les animaux sont reconnus comme des êtres sensibles et dénonce aussi l'élevage porcin ou de poulets en batterie.
"Le gavage n'est pas plus choquant qu'une autre pratique d'élevage. Il y a juste une intervention humaine pour nourrir qui peut-être visuellement choquante", conclut Xavier Fernandez.