Les animaux: de l'âme à la machine - Jean DERAEMAEKER
Mis en ligne le 21/06/2005
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Poulets en batterie ou chiens abandonnés lors des vacances: les animaux
sont-ils de simples machines, des cousins éloignés, ou «plus» si affinités?
Que leur concède l'être humain?
Animal: être vivant singulier, sujet de ses sensations et de ses actes. Il
est saisi dans sa proximité à l'homme en tant qu'il est capable de mettre en oeuvre spontanément ses capacités sensitives et motrices, et dans sa
distance à l'homme en tant qu'il ne dispose ni de raison, ni de parole, ni
d'histoire (grand dictionnaire de philosophie, Larousse).
Il a été révélé que Michael Jackson utilisait des chimpanzés pour faire les
poussières, nettoyer les vitres et laver les toilettes.
En Utah (USA), un professeur de secondaire a disséqué devant ses étudiants, un chien vivant. «Je pensais que cela pouvait être une expérience réellement intéressante», a-t-il expliqué (L'oeil du Cyclone, «La Libre» des 21/22 mai 2005).
Charmant! Sans oublier bien sûr les massacres de bébés phoques sur la
banquise et les milliers de chats et chiens bientôt abandonnés pour cause de départ en vacances.
Ainsi l'être humain dispose à sa guise des animaux. Cette attitude pour le
moins fréquente indique-t-elle un certain degré d'humanité ou de barbarie?
Serions-nous précisément barbares parce que nous sommes humains? Notre rapport aux bêtes s'avère sans doute révélateur en la matière.
Nous soupçonnons instinctivement que nous avons bien quelque chose en
partage avec les animaux, même si c'est pour le dénier aussitôt.
Cette étrange proximité, où la distance jamais ne s'abolit, nous interroge
directement sur ce qu'il en est de notre humanité. L'humain se définit
lui-même par une coupure d'avec le monde animal. Il n'a de cesse
d'entretenir une ligne de démarcation nette et franche dans l'intérêt de sa
propre identité. Pourtant, les frontières ne sont peut-être pas si étanches
qu'il y paraît dans la tradition humaniste occidentale où l'animalité se
présente comme l'inverse inquiétant de l'humanité.
Selon Elisabeth de Fontenay(1), l'Antiquité fut un âge d'or pour les bêtes
«car si les hommes offraient des animaux en sacrifice à Dieu, aux dieux, ils s'accordaient sur leur statut d'être animés et avaient pour eux de la
considération». Mais depuis l'ère chrétienne, la condition de l'animal a
radicalement changé. «Désormais les philosophes se préoccupent de
verrouiller le propre de l'homme.» Pour ce faire, ils ravaleront les autres
vivants au rang d'êtres négligeables.
L'homme est considéré (par l'homme, forcément) comme supérieur à l'animal parce qu'il est le fruit de l'union de l'âme et du corps, alors que l'animal ne possède qu'un corps dont le fonctionnement sera assimilé, notamment par Descartes (1596-1650), à celui d'un automate. C'est le fameux «animal-machine».
Toutefois, et la restriction pourrait s'avérer de taille, les animaux
paraissent des automates d'un genre particulier. Ce sont des «automates
infiniment subtils». En tant qu'automates, ils sont nettement supérieurs aux automates construits par l'homme. Différence «infinie» entre l'oeuvre de Dieu et celle de la créature. C'est la raison pour laquelle, selon les
termes mêmes de Descartes, son «automate» n'est qu'une «fable» pour
illustrer de façon commode la différence entre l'homme et l'animal, en
accordant la pensée -et par conséquent, point essentiel, l'immortalité de
l'âme au premier des deux. L'automate fonctionne comme un modèle facilitant la distinction entre l'âme et le corps.
S'établit alors une hiérarchie de type: automate - animal-machine - homme - Dieu. Elle préserve la scission entre l'homme et l'animal en ce sens que la pensée -apanage de l'homme et de Dieu- n'est pas accordée aux bêtes, étant donné que celles-ci n'en fournissent nulle preuve. Mais pourquoi donc ne parlent-elles pas?
Il s'avère primordial pour l'humanisme de la Renaissance d'écarter les bêtes de l'immortalité de l'âme. Mais pourquoi diable serait-il dangereux
d'attribuer une âme aux animaux? Descartes répond:
«Comme l'âme, conçue clairement et distinctement, ne peut être
qu'immortelle, si vous donnez l'âme à une espèce animale, il vous faudra
logiquement l'accorder à toutes, et une telle inflation spirituelle aura
quelque chose d'insensé, outre qu'elle tournera le salut en dérision.»
Difficile dans ce contexte d'accorder une âme aux huîtres...
Certains reprocheront à Descartes sa froideur à l'égard des animaux. Il
répondra aux objections que, dans le fond, la seule chose qu'il refuse aux
bêtes, c'est la pensée.
Tout autre était l'attitude de Montaigne (1533-1592). Il voyait bien de la
ressemblance entre les bêtes et nous. Elisabeth de Fontenay souligne que
Montaigne ne pose pas de lois, n'établit pas de classifications, mais joue
sur les écarts minuscules, les limites toujours variables qui opèrent des
distinctions au coup par coup. On est là dans une logique de la singularité
et de l'attention à l'événement. On a affaire seulement à des individus dans des états particuliers et à des moments donnés.
Montaigne propose «un cousinage d'entre nous et les bêtes». Il parle de
respect envers les animaux et d'un «général devoir d'humanité non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes.
Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres
créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle»(2).
Quant à lui, Eugen Drewermann(3) (théologien né en 1940) ne craint pas
d'accorder aux animaux une âme immortelle. C'est un pas décisif qu'il
franchit allègrement suite à de denses méditations sur le mystère de
l'existence humaine qui veut espérer en une vie au-delà de la mort. Il
rappelle que pour Platon lui-même la différence entre l'homme et l'animal
semble graduellement fluctuante. Pas de catégories rigides et fixes. La
réalité vivante serait un flux constant avec des passages aux limites
incertaines et non une catégorie aristotélicienne fixée une fois pour
toutes.
Selon notre théologien, la mythologie égyptienne considérait les animaux
comme inséparables de la sphère des dieux et naturellement liés aux hommes.
Si les êtres humains sont immortels, pourquoi pas les animaux aussi, par
corrélation ontologique?
Mais pour Drewermann, la question essentielle pourrait bien être celle-ci:
si les animaux sont voués au néant, pourquoi pas l'homme aussi?
«Ou bien tout revient: les méduses et les mouettes, les nuages et
l'archipel, le soleil et la mer, ou bien tout est néant.» A méditer!
Traiter les animaux comme de simples machines (que l'on songe aux poulets élevés en batterie) pourrait bien être, sur le plan moral, une attitude inhumaine. Comme si notre humanité -mais qu'est-ce que l'homme?- nous commandait de prendre soin des animaux et comme si ce souci se révélait un ingrédient indispensable pour être humain à part entière.
Au minimum, une voix nous suggère qu'il est moralement condamnable de
tourmenter les animaux.
Titre et sous-titre sont de la Rédaction.
http://www.lalibre.be/article.phtml?id=11&subid=118&art_id=226417